"Ayant
reconnu la lumière dans sa pureté et dans sa vérité, je
me suis cru obligé de combattre pour elle" (4 janvier
1824, Conversations
de Goethe avec Eckermann)
Dès la première
publication de la Farbenlehre, l'opposition du monde scientifique
fut franche et massive. Il faut dire que Goethe, ayant déjà
connu l'indifférence, l'injustice, voire l'hostilité, des
savants ( à propos de la découverte de l'os inter-maxillaire
ou de la Métamorphose
des plantes par exemple), y attaque violemment Newton
et ses partisans. Mais qu'y a-t'il dans la théorie de Newton
qui ait mérité les foudres de Goethe, son lyrisme féroce
et l'amertume de la fin de ses jours?
Depuis le livre
de Michel Blay La
conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleurs,
il n'est plus possible d'écrire sans hésiter que la lumière
est composite et qu'elle contient sept couleurs. Pour ceux
qui ne l'auraient pas lu (ce livre n'´tant plus disponible
chez l'éditeur) voilà un rappel de la théorie de Newton
et des raisons pour lesquelles Goethe la combattait si vivement :
- Contexte
Le rejet des couleurs
par la Réforme, la "chromophobie protestante" du
XVIIème siècle, "prépare le terrain à Newton (lui-même
membre d'une secte anglicane) : En 1666, grâce à l'expérience
du prisme et à la mise en valeur du spectre, Newton peut enfin
exclure scientifiquement le noir et le blanc de l'ordre des
couleurs. Ce qui culturellement était inscrit dans les faits
depuis plusieurs décennies."*
- La
lettre à la Royal Society
Rappelons brièvement
l'énoncé principal de cette théorie, telle qu'elle est décrite
par Isaac Newton dans la lettre à Oldenburg du 6 février
1672*
: les couleurs sont contenues dans la lumière et sont
diversement réfrangibles ; cette conclusion semble
(nous verrons qu' il n'en est rien) faire suite à l'expérience
suivante :
Dans une
pièce obscure, un rayon de lumière passe dans un prisme
de verre et se disperse en sept couleurs : rouge,
orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet. "ce fut au début
un très agréable divertissement de voir ces couleurs vives
et intenses." (idem)
Une couleur
prismatique, isolée des autres en passant dans une ouverture
pratiquée dans la surface de projection, passe à travers
un second prisme qui ne la disperse plus : il n'y a
ni modification de cette couleur, ni modification de sa
réfrangibilité. "[cette couleur] je n'ai jamais pu la voir
changer in specie." (idem)
Les couleurs,
émergeant du prisme, sont mélangées en passant dans une
lentille convexe et font apparaître le blanc : ".la
composition la plus surprenante et la plus extraordinaire."
(idem)
- Mathématisation
Newton, comme
aucun physicien ne l'a vraiment fait avant lui, veut créer
un modèle mathématique de l'apparition des couleurs
dans un prisme ; il mesure presque tout : le diamètre
de l'ouverture par laquelle entre la lumière, les angles
de la section triangulaire du prisme, la distance entre
celui-ci et l'écran où se projettent les couleurs, la largeur
et la longueur de l'image projeté sur l'écran, et après
avoir réduit le faisceau lumineux et son image réfractée
à deux droites, il mesure les angles d'incidence, de réfraction
et de déviation ; de ces mesures,
il déduit l'indice
de réfraction de son prisme.
- Erreurs
Manière
de voir. Faire passer un faisceau de lumière solaire
à travers un prisme de verre n'a jamais rien appris à Newton :
comme il l'a écrit, il s'est d'abord amusé à regarder
les couleurs ; D'ailleurs il n'est pas le premier à
faire passer de la lumière dans un prisme : Thierry
de Freiberg, Porta, Descartes, Boyle, Hooke (et d'autres)
l'ont fait avant lui. Cette "expérience", abondamment illustrée,
figure pourtant en introduction à de nombreux ouvrages,
au point de devenir l'emblème, très colorée, de la théorie
newtonienne. Mais c'est l'expérience où Newton isole une
des couleurs spectrales et la fait passer dans un deuxième
prisme qui est son experimentum crucis, c'est à dire
l'expérience cruciale qui permettra de rompre définitivement
avec les théories précédentes. La plupart des auteurs de
vulgarisations ne la mentionnent pas , alors qu'elle seule
pourrait prouver que les couleurs ne sont pas un effet des
surfaces du prisme ou que ces couleurs ne sont pas divisibles
ou qu' elles sont de "réfrangibilité" variables : s'étant
assuré que la lumière monochromatique, quelque soit sa couleur,
arriverait toujours sur le second prisme avec le même angle
d'incidence, Newton peut comparer l'angle de réfraction
d'une couleur après le passage dans le premier prisme, à
l'angle de réfraction de cette couleur à la sortie du second
prisme. Il constate que la lumière colorée ne présente pas
d'autre couleur que la sienne (elle n'est plus divisée par
le second prisme) et que son angle de réfraction reste le
même.
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représentation
schématique de l'expérience "cruciale" de
Newton |
Mais Newton s'est
trompé : une couleur spectrale isolée et passant par
un second prisme, se "re-décompose", elle montre des couleurs
à ses extrémités, et suivant celles avec lesquelles elle
s'additionne, se confond, elle semble se déplacer vers le
haut ou vers le bas : ce qui peut expliquer que
l'angle de réfraction de cette couleur ne soit pas très
différent à la sortie du deuxième prisme de ce qu' il est
à la sortie du premier. Cette observation est tellement
contraire au postulat d'une lumière composite que le physicien
l'escamota.
Façon
de parler. La recomposition de la lumière blanche,
censée montrer la nature composite de la lumière, ne fait
qu'obéir au langage la décrivant : si la lumière se
"recompose" c'est qu'elle était "décomposée" et si elle
était décomposée, c'est qu'elle est "composite" ! c'est
un exemple de sophisme.
On pourrait décrire
autrement ce phénomène sans qu'il soit nécessaire de parler
de la nature des couleurs, de supposer leur mode d'apparition :
le fait est que lorsqu'on regarde à travers deux primes,
s'ils sont tenus inversés l'un par rapport à l'autre et
après quelques ajustements s'il sont d'angles différents,
on ne voit aucune couleur : pas plus que si on fait
passer un rayon de lumière à travers un milieu à face parallèles
(regardez une tache de lumière solaire sur une feuille blanche
derrière une fenêtre). Que les couleurs prismatiques, appariées
par des jeux de prisme ou par une lentille concave, disparaissent,
n'implique pas que la lumière soit composite !
- Hypothèse,
vérification, conclusion
D'abord, le scientifique
émet une hypothèse : la lumière est composite ;
il devrait alors procéder à des expériences pour valider
ou invalider cette hypothèse ; si l'expérience est
concluante, l'hypothèse sera retenue, sinon elle sera modifiée.
Ce sont les grands moments de la science expérimentale :
hypothèse, vérification, conclusion. Mais Newton a choisi
l'expérience qui semblait le mieux prouver son hypothèse :
L'experimentum crucis a bien validé son hypothèse
mais c'est une expérience qu' il a soigneusement ordonné
(contrairement à ce que laisse entendre le ton de sa lettre)
après avoir rejeté celles qui risquaient de contredire son
hypothèse d'une lumière composite ; un montage expérimental,
assorti de mesures assez précises afin qu' il puisse être
facilement reproduit par d'autres physiciens et leur garantir
le résultat annoncé : les couleurs composent la lumière.
- Le
montage expérimental
Newton a arrangé
son expérience de la manière suivante :
la lumière
entre par une petite ouverture d'à peu près 6mm (1/4 de
pouce).
le prisme
est disposé de telle façon que l'angle de déviation soit
minimal (l'angle d'incidence et l'angle de réfraction sont
alors presque égaux) l'image "spectrale" est donc la plus
longue et la plus éloignée possible de la forme du diaphragme.
la distance
entre le prisme et l'écran est d'un peu plus de 7 m.
Quand ces conditions
sont réunies, le "spectre",
annoncé par Newton et censé prouver sa théorie, est très
étiré (à peu près 36 cm !). Sur une telle image, aux
limites horizontales très floues, les transitions entre
les couleurs s'étalent au point qu'il a été possible de
les nommer (il a été possible d'y ajouter orange
et indigo, le nombre des couleurs était désormais
de sept, comme les notes de musique). Newton, en organisant
cette expérience, après avoir étudié un cas particulier,
a imposé une loi générale (mais s'il arrive qu'un savant
anglais se trompe, devrait-on en déduire que tous les savants
sont anglais et se trompent ?).
Un tel montage
expérimental était évité par les contemporains de Newton
pour l'étude des couleurs, alors : Que se passerait-il
si le diaphragme était plus grand ? Qu'arriverait-il
si l'angle de déviation du prisme était plus grand ?
Que verrions-nous si l'écran était à une autre distance ?
(que verrions-nous donc dans la majorité des cas ?)
Ce
qu'a observé Goethe. ( Description)
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