-
la
structure :
Le
Traité des couleurs traduit par H. Bideau pour l'édition
de 1980 comprend la partie didactique de la Farbenlehre
et trois essais théoriques sur la démarche scientifique.
.
Les couleurs sont classées, selon que leur "fugacité" diminue,
dans les trois premières sections : Couleurs physiologiques
(celles qui sont visibles sans raison extérieure), Couleurs
physiques (celles qui apparaissent dans des milieux incolores)
et Couleurs chimiques (celles qui sont plus ou moins
fixées sur les corps).
La quatrième section, Vues générales internes,
rassemble les considérations générales sur les couleurs.
La cinquième section, Rapports de voisinage,
est consacrée aux rapports entre cette étude des couleurs
et les autres sciences (philosophie, mathématiques, etc.)
et de très intéressantes Considérations finales sur la langue
et la terminologie.
. La sixième section, la plus lue, s'appelle Effet physique-chimique
de la couleur. Elle est généralement mal comprises par
ceux qui prétendent encore à l'objectivité du langage quand
il s'agit de décrire ses sentiments... Goethe n'était certainement
pas dupe des limites ou du pouvoir du langage.
C'est Schiller qui a conseillé à Goethe, dans une des lettres
de leur correspondance, d'appliquer les catégories kantiennes
à l'étude des phénomènes et de les diviser en phénomène
empirique, phénomène scientifique et phénomène pur :
d'abord le scientifique doit observer et classer les phénomènes ;
dans un deuxième temps, la loi qui se révèle peu à peu à
chaque observation peut être résumée par une expérience ;
enfin, une cause ultime, d'abord révélée par les observations
de phénomènes empiriques, puis isolée, déduite des
phénomènes scientifiques observés expérimentalement,
devient un phénomène pur, ou primordial ; un
"Urphänomen".
- les
observations
Un
beau vert marin.
"52
- Un soir, me trouvant dans une auberge, je regardai quelque
temps une servante de taille harmonieuse, au teint blanc éblouissant,
aux cheveux noirs, et vêtue d'un corselet écarlate. Elle était
entrée dans ma chambre, et je la fixais à une certaine distance
et dans la pénombre. Dès qu'elle fut sortie, je distinguai
sur le mur blanc en face de moi, un visage noir entouré d'une
auréole claire, et les vêtements de la silhouette nettement
dessinée étaient d'un beau vert marin." *
Cette anecdote
résume les principaux points de la première section, couleurs
physiologiques : elle illustre la dualité lumière/obscurité
et comment elle se manifeste dans le phénomène de contraste
consécutif à travers une paire de couleurs (ici le
"vert marin" et "l'écarlate"). Il n'est sans doute pas
anodin que cette manifestation colorée ait lieu dans le
regard d'un homme pour une femme, autre dualité essentielle...
On trouvera aussi dans cette section, une description
des contrastes
simultanés (il est alors question d'ombre de montgolfières
sur les nuages, de cerf-volant, d'un pavot oriental dans
la lumière du soir...). Puis il étudie les ombres colorées
(celles qu'il a vu sur la neige, en descendant les pentes
du Broken...) et les halos subjectifs ("...dormant assis
dans un bateau, Descartes se réveilla..."). On voit très
bien ici que la collecte de phénomènes empiriques
est, chez Goethe, indissociable d'une vision poétique
du monde.
Trouble.
Le ciel est bleu, quand il est sans nuages du moins...
mais à l'horizon, il est presque blanc et au zénith, il
est d'un bleu plus profond, plus sombre. Ce bleu se sature
et s'assombrit encore lorsqu'on est en haute montagne. Quand,
après le noir de la nuit le soleil se lève, il est rouge
foncé, couleur de rubis ; puis il jaunit et s'éclaircit
en s'élevant dans le ciel, et devient blanc.
Les mêmes couleurs
peuvent être vues en de nombreuses autres circonstances :
la fumée
est bleue en passant devant une croisée de fenêtre sombre,
mais elle est d'un jaune-orangé sale lorsqu'elle passe devant
une surface claire.
en passant une feuille blanche derrière une flamme
de bougie, le bleu à la base de cette flamme disparaît.
les peintres ont sûrement remarqué qu'on blanc dilué,
répandu sur une surface sombre, fait apparaître du bleu
(raison pour laquelle on ajoute alors de l'ocre jaune au
blanc), ou qu'un vernis en devenant opalescent (chancis)
devient bleu sur des surfaces sombres.
le papier calque est bleuté quand une feuille est
posée sur un fond sombre, et en posant plusieurs feuilles,
le bleu devient blanc ; mais quand on tient une à plusieurs
feuilles de ce même papier devant la fenêtre, l'assombrissement
devient orangé très foncé, jusqu'à devenir noir.
un liant vinylique (ou acrylique, les deux produits
ayant la même structure chimique) posé en épaisseurs diverses
sur une feuille blanche fait apparaître, avant de sécher,
des couleurs pures du jaune clair au rouge foncé, le même
liquide sur du papier noir montre des teintes allant du
violet foncé au bleu clair, etc.
On pourra multiplier
de tels exemples et aussi les rassembler dans une expérience
simple :
Remplissons
d'eau un récipient aux parois transparentes (un aquarium
par exemple). Disposons une surface sombre derrière l'aquarium
et un source lumineuse devant (du côté de l'observateur).
L'eau étant transparente, c'est le noir du fond qui apparaît ;
mais en mettant dans l'eau un peu de savon (ou du lait,
ou du liant vinylique...) le noir s'éclaircit légèrement
et du violet apparaît. En continuant à troubler l'eau, à
la rendre plus opaque, nous verrons du bleu de plus en plus
clair et quand l'eau sera entièrement opaque, nous verrons
le blanc, la lumière sera complètement réfléchie par l'eau.
Remplissons
à nouveau l'aquarium d'eau claire. Cette fois, la lumière
sera placée derrière l'aquarium (à un ou deux mètres). A
travers l'eau parfaitement translucide nous voyons la lumière
inchangée. En mettant un peu de savon dans l'eau, la lumière
est légèrement voilée, obscurcie, et se teinte de jaune.
En troublant encore l'eau, la lumière s'assombrit et rougit
jusqu' à être rouge rubis et disparaître : quand l'eau
est opaque, aucune lumière ne nous parvient plus et c'est
du noir que nous voyons.
- le
"phénomène primordial"
Dans toutes
ces apparitions du bleu/violet au rouge/jaune les mêmes
éléments sont mis en présence : la lumière, l'obscurité
et le lieu de leur rencontre, un milieu incolore et
trouble (l'atmosphère, l'eau savonneuse, la fumée...).
Le "milieu trouble" dont il s'agit ici, est
fait de particules microscopiques tour à tour éclairées,
sombres, ou les deux : dans un tel milieu le sombre
est "mélé" aux lumineux. C'est le milieu qui
permet la rencontre de la lumière avec l'obscurité.
Ces couleurs sont dites "dioptriques de la 1ère
classe"
Le
prisme. Dans le chapitre XI de la deuxième section
du Traité des couleurs, Couleurs physiques, Goethe
présente les "Couleurs dioptriques de la 2ème classe"
. Ces couleurs, alors que celles de la "première classe"
se voient dans des milieux troubles, apparaissent par
réfraction de la lumière dans des milieux transparents.
C'est ici que se trouve l'étude du prisme :
Goethe détaille tour à tour, les expériences
subjectives, objectives et la combinaison des deux.
Pour illustrer le point central de ce chapitre, commençons
par une expérience "subjective" et regardons, à travers
un prisme, une figure blanche sur fond noir et une figure
noire sur fond blanc. on constate que :
. Sur la
partie basse de la figure blanche (si une des arêtes
du prisme est en haut), on voit une frange rouge
et une lisière jaune (selon la terminologie goethéenne).
En haut de ce rectangle on voit une frange bleue
et une lisière violette. Entre ces couleurs, le
blanc reste inchangé. Sur les parties basses et hautes
du rectangle noir, les paires de couleurs sont les
mêmes et celles qui étaient en bas se trouvent maintenant
en haut, et inversement.
. Le rouge et le bleu sont à la limite entre blanc
et noir. Le jaune et le violet s'étalent respectivement
sur le blanc et sur le noir.
. Ces couleurs, bien qu'ayant des contours flous,
s'étalent sur des bandes très larges par rapport à
leur transition respective, orange et bleu-violet.
. Les franges sont, à peu près, moitié moins larges
que les lisières.
. Rouge/jaune, bleu/violet sont les paires de couleurs
déjà vues dans les milieux troubles.
Si on diminue
la différence entre le blanc et le noir, les couleurs
pâlissent. Si la hauteur des figures est diminuée et
si le prisme est tenu à une distance adéquate, on constate
en regardant ces figures, que dans le premier cas, la
lisière jaune et la frange bleue se superposent :
le vert apparaît, et dans le deuxième cas, la lisière
violette et la frange rouge se superposent :
le magenta apparaît.
|
réfractées
vers le bas, c'est à dire vues à travers un prisme
tenu horizontalement et une arête en haut, ces
figures blanches et noires font apparaître ces
couleurs : |
|
Ce sont donc,
de nouveau, les paires de couleurs (rouge-jaune, bleu-violet)
observées dans les milieux troubles (§2). Les "couleurs
dioptriques de la seconde classe" ne sont qu'un
exemple parmi les nombreux autres cités précédemment :
elles sont dérivées tandis que celles de la "première
classe" sont principales.
Modèle.
Considérons des chaises. Elles ont toutes une forme
différente mais des fonctions identiques : on doit
pouvoir s'y asseoir, appuyer son dos et être à hauteur
de table. A partir de ce modèle on peut imaginer et
construire une infinité de chaises différentes.
Ce que la
philosophie traditionnelle appelle induction
consiste à recueillir dans les formes infiniment variées
des objets et de leurs relations, le motif de leur existence.
Goethe nomme ce modèle Urphänomen, phénomène primordial.
Quel est
le modèle des couleurs ? Quel schéma permettrait
la création d'une variété infinie de nuances de couleurs ?
Lumière et obscurité : comme l'avait observé
Goethe et selon ce qui avait été accepté depuis Aristote,
les couleurs apparaissent à la limite entre lumière
et obscurité.
L'Urphänomen
se manifeste ainsi :
.
Le jaune apparaît sitôt que de la lumière est
obscurcie.
. quand l'obscurité
augmente, la couleur s'assombrit en s'intensifiant vers
le rouge.
. Quand de l'obscurité
est légèrement voilée, éclaircie, du violet apparaît.
. Quand le voile
se fait plus clair devant l'obscurité, il montre le
bleu.
. Le vert,
synthèse du jaune et du bleu, est l'équilibre qui se
fait du côté lumineux.
. Le magenta,
synthèse du rouge et du violet, est l'équilibre qui
se fait du côté obscur.
Principes.
"lumière" et "obscurité",
"lumineux" et "obscur" ne doivent
pas être seulement comprises comme des données des sens :
elles sont avant tout, pour Goethe, les fondements de
l'existence des choses, la chaîne et la trame du voile
des apparences.
Considérons
la lumière (ce que je dis ici pourrait être dit,
en termes polaires, de l'obscurité) :
d'un
point de vue lexical, en allemand comme en français,
on parle autant de "lumière" au sens propre
(éclairage) qu'au sens figuré : révélation, intelligence,
vertu, beauté, etc.
d'un point de vue sensible, la lumière est toujours
perçue comme centrifuge, rayonnante, positive (attributs
empruntés à d'autres sens que la vue, ou a des concepts)
D'une part,
ce que nous voyons de la lumière, n'est qu'une
partie de ce que nous en ressentons. D'autre part,
sensations et sentiments à l'égard de la lumière sont
inséparables. La "vérité" de la lumière est
aussi matérielle qu'immatérielle, aussi sensible (accessible
aux sens) que spirituelle.
Qualifions
alors les couleurs perçues dans les milieux troubles (en
se rappelant que les sentiments, qui dépendent
des souvenirs, des désirs, etc., varient devant une couleurs ;
même si la sensation de cette couleur reste invariable :
par exemple le rouge stimule les muscles abducteurs, mais
cette activité peut être ressentie comme "négative"
ou "positive", agressive ou bienfaisante) :
regardons de la lumière et voilons-la légèrement :
le jaune ; cette couleur a beaucoup du caractère
rayonnant et positif de la lumière. Couleur de la lumière,
de la prospérité, de la richesse, de la puissance, de
la joie, de l'énergie, etc.
l'ombre devenant
plus épaisse devant la lumière, juste avant que celle-ci
ne disparaîsse totalement : le rouge ;
la couleur du drame, celle de la force vitale (le feu
et le sang), du danger, du démoniaque, etc.
regardons
maintenant de l'obscurité et voilons-la légèrement :
le violet ; cette couleur garde beaucoup
du caractère de l'obscurité, elle est souvent ressentie
comme angoissante, ou elle évoque la magie, le mystère,
la mort (c'est la couleur ecclésiastique choisie pour
les cérémonies funèbres), etc.
la lumière
devenant presqu'opaque devant l'obscurité : le
bleu ; cette couleur, qui garde la profondeur
de l'obscurité, est calme, rassurante."couleur
de l'infini, du lointain, du rêve (...)*
" couleur du romantisme, de l'évasion, de la mélancolie,
etc.
on peut attribuer
au vert les qualités du bleu et du jaune :
c'est, comme eux une couleur "proche" de la
lumière (le vert des feuillages en est un bon exemple) ;
mais c'est une synthèse
soustractive, c'est à dire un mélange de ce qu'il
y a d'obscur dans le bleu et dans le jaune : le
vert est plus foncé que les couleurs qui la composent.
C'est la couleur du règne végétal.
on peut attribuer
au magenta les qualités du violet et du rouge :
c'est, comme eux une couleur proche de l'obscurité (la
couleur de la partie inférieure et non-éclairée de nombreuses
plantes) ; mais c'est une synthèse
additive, un mélange de ce qu'il y a de lumineux
dans le violet et dans le rouge : le magenta est
plus clair que les couleurs qui le composent. , c'est
une couleur somptueuse. Il est remarquable que ces deux
couleurs (complémentaires)
soient souvent présentes ensemble dans la nature :
plumages, feuillages, coquillages (nacre) etc.
J'ai évoqué
très brièvement ce qu'on peut ressentir devant ces couleurs.
Il ne s'agit que d'un point de départ : chacun doit
explorer ce qu'il ressent devant ces couleurs, avec son
langage, sa culture. Goethe distingue, dans la section
du Traité, Effet physique-psychique de la couleur
trois interprétations possibles de la couleur : allégorique,
symbolique et mystique :
allégorique :
la couleur utilisée pour sa signification conventionnelle ;
un concept, par ex. "l'espérance", rattaché
au "vert"
symbolique : "un (...) emploi
qui serait parfaitement en accord avec la nature, la
couleur étant utilisée en fonction de son effet, et
le rapport véritable manifestant aussitôt la signification."*
Par exemple : le magenta associée à la majesté :
le phénomène sensible "magenta" est en rapport
direct, naturel, avec l'idée de "majesté".
mystique : "on peut bien pressentir
que finalement, la couleur autorise une interprétation
mystique. Car le schéma par lequel peut être exprimée
la variété des couleurs traduit des rapports primordiaux
qui existent aussi bien dans la pensée humaine que dans
la nature."
"920 -
Cependant, nous ferions mieux de ne pas nous exposer pour
finir à être soupçonné de nous livrer à des rêveries fantasques ;
d'autant plus que si notre Traité des couleurs gagne
la faveur du lecteur, il ne saurait manquer de susciter
des applications et des interprétations allégoriques, symboliques
et mystiques, selon l'esprit de l'époque."*
Goethe,
Traité des couleurs, Effet physique-psychique de la couleur.
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